A propos d’une sculpture rupestre
en montagne basque.
Jacques Blot –- Jakes Casaubon – Panpi Olaizola.
Résumé.
Une très probable représentation de tête d’animal avec un œil central inscrit entre deux volutes - pouvant suggérer des cornes - a été trouvée en montagne, sculptée sur un rocher. Cette sculpture, tout à la fois esthétique et chargée de symboles, demande à être analysée et interprétée pour une meilleure approche de sa signification et de la personnalité de son auteur.
Le bélier
Vue de dessus.
Profil droit, vu de l’est
Profil gauche, vu de l’ouest
Circonstances de découverte.
C’est au cours de l’année 2006 que le guide de montagne Panpi Olaizola informa Jakes Casaubon de sa découverte d’une pierre sculptée au versant sud d’une montagne en territoire Navarrais. Les photos jointes montraient des volutes, que, dans un premier temps, J. Casaubon interpréta comme évoquant des spirales de type celtique. Il fut donc décidé de nous rendre tous les trois sur le terrain, sous la conduite de P. Olaïzola.
En se mettant face à cette représentation, la première impression ressentie était celle d’une tête d’animal, dont les volutes latérales pouvaient suggérer des « cornes », (un ovin, bélier ou bouc ?), mais, le plus étonnant, comme en convinrent de suite P. Olaïzola et J. Casaubon, était la présence évidente d’un œil gravé entre les deux volutes latérales (doc.1, 2 et 3), ainsi que la présence d’une troisième volute entourant l’œil gauche de cette représentation.
Nous avons immédiatement informé Jesus Sesma, Directeur du Département Archéologique du Musée de Navarre à Pampelune, lui demandant si cette représentation avait déjà été répertoriée et publiée ou si il en connaissait de similaires dans nos régions. Après avoir contacté ses collègues archéologues et ethnologues, il nous a répondu que ce type de figure y était totalement inconnue.
Par ailleurs, Jesus Altuna, de la Société Aranzadi, ( Saint Sébastien), nous a confirmé cette même absence en Guipuzcoa.
Le site.
On le trouve vers l’extrémité d’un vallon qui se rétrécit au niveau d’une barre rocheuse verticale de grés triasique qui forme la paroi nord du site, lequel va ensuite en s’élargissant, jusqu’à un abrupte de plusieurs dizaines de mètres, véritable gouffre.
Un petit cours d’eau franchit cette barre rocheuse par une cascade, qui la sépare en deux parties. A l’ouest, la barre rocheuse est creusée à sa base par l’érosion, et forme comme un abri sous roche, procurant de l’ombre et protection contre la pluie. Ceci est d’autant plus appréciable qu’une véritable banquette rocheuse de 1,40m de large, invitant au repos, s’étend à son pied sur toute sa longueur.
La cascade s’épanouit dans une vasque de forme ovale, d’environ 6m x 5m dont la profondeur n’est que de quelques centimètres. Le contenu de la vasque s’évacue par un petit ruisseau d’environ 2m de large, qui prend la direction sud pour aller se précipiter quelques dizaines de mètres plus loin dans le gouffre précité. L’expérience nous a montré que sur le cours d’une année le débit de l’eau n’est jamais tari.
Les berges de la vasque, à l’est et au sud, ont, semble- t-il, été volontairement renforcées d’une douzaine de blocs rocheux de grés triasique bien individualisés ; le bloc le plus à l’ouest, qui marque la naissance du courant de drainage, est aussi le plus volumineux ; c’est lui qui supporte la sculpture.
Le site, dont le climat n’a pratiquement pas changé depuis trois ou quatre mille ans, a donc toujours offert - depuis l’arrivée de l’homme en ces lieux - des conditions éminemment favorables pour pasteurs et troupeaux. Soulignons dés maintenant, trois composantes qui peuvent présenter un certain intérêt : l’eau, l’abri sous roche et le gouffre.
Un contexte pastoral très ancien.
Nous sommes, ici, hors des grandes voies de passage attestées par la recherche, mais à proximité d’une piste pastorale et en pleine zone de pâturages, comme le prouvent non seulement les troupeaux qui fréquentent encore ces lieux, mais aussi les nombreuses ruines de cayolars, certaines à moins de 100 mètres.
Cette présence pastorale ne date pas d’hier. Dès l’Age du Bronze (1800 av. JC), ou du Fer ( 700 av. JC ), le pastoralisme est déjà bien présent comme en témoignent les multiples dolmens, cromlechs et menhirs qui existent dans l’environnement général du site.
A proximité immédiate de cette sculpture, nous avons identifié dans un petit ensellement sur une éminence qui domine le ravin et le site lui-même, un très évident tumulus- cromlech pierreux d’environ 4,50m de diamètre et à 11m au sud de ce dernier, sur le point le plus élevé de la colline, un second tumulus-cromlech de 5m de diamètre, avec peut-être même un petit cromlech tangent dans son quart nord-ouest.
- La roche sculptée.
Elle se présente donc sous la forme d’une dalle bien individualisée –qui fait partie de la ceinture des blocs de grès triasique disposés en arc de cercle ; ce n’est donc pas une « roche en place ». Elle est de forme grossièrement parallélépipédique et inclinée à 45° sur le sol ; son plus grand axe est orienté vers l’est nord-est. Epaisse de 0, 45m environ, elle atteint 1,50m de long et sa hauteur 1,30m. C’est dans son angle supérieur droit que se situe la sculpture. Les dimensions de ce bloc ne semblent pas devoir le faire ranger dans la catégorie des « monolithes » tels que nous les avons décrits en Pays Basque ( Blot, J.1983), c’est-à-dire des blocs plus volumineux, utilisés pour le bornage pastoral.
Effectuée sur une roche relativement dure à travailler (grès compact), elle est de dimensions modestes (elle peut en effet être inscrite dans un cercle de dix neuf centimètres de diamètre) comme on peut en juger par le calque ci-contre ( doc.4 ), et les photos 1,2 et 3. Elle avait toujours échappé à nos yeux, bien que nous connaissions ces lieux depuis des années !
On remarque des volutes symétriques et harmonieuses de chaque côté d’un grand œil central, et, plus bas, un triangle qui pourrait schématise le museau d’un animal. De part et d’autre, les yeux : à gauche, l’œil est profondément incisé dans la roche et souligné par une troisième volute ; à droite, il est simplement marqué par une légère dépression et ne possède aucune volute.
Les deux orifices des narines, bien visibles, surmontent une gueule grande ouverte, dont la lèvre inférieure déborde largement la supérieure, à cause du relief naturel de la roche qui est inclinée en avant et en bas et que le sculpteur a largement incisée pour indiquer l’orifice buccal. Le plus remarquable, nous l’avons dit, est la présence, entre les volutes latérales (assimilables à des « cornes ») d’un œil, de grande taille, puisque pratiquement identique, en dimension, à ces volutes ou « cornes » de l’animal. Il est disposé dans le sens de la longueur de la tête, verticalement, disposition pour le moins curieuse, car « il aurait du » être horizontal…Contrairement aux deux autres yeux de cette représentation, qui ne sont que suggérés par un petit point, la forme de cet œil central est parfaitement indiquée, avec l’iris au centre et, peut-être, la paupière supérieure sur le coté gauche. Enfin, le relief naturel de la roche a été utilisé : on s’en rend compte en regardant les profils de la tête, surtout le droit ( photo 2 ), où le museau busqué de l’animal est parfaitement rendu, la silhouette pouvant évoquer - si les volutes latérales sont assimilées à des cornes - celle de certains ovins, et plus vraisemblablement d’un bélier, (ou d’un bouc ?).
La première impression qui se dégage de cette représentation semble donc être celle d’une tête de bélier, et Jesus Altuna, à qui nous avons montré photos et calque penche pour aussi pour cette hypothèse. Mais faut-il s’en tenir à une première impression ?
Si l’on regarde en particulier le calque de la gravure, en faisant abstraction des deux volutes latérales, on pourrait tout aussi bien y voir un visage humain, illuminé d’un grand rire … dans cette hypothèse, les volutes latérales pourraient alors n’être que décoratives.
Mais il peut tout aussi bien s’agir, comme le suggère M. Duvert, d’un « masque » à forme animale, comme en portent des danseurs mimant ou évoquant un animal. Des représentations d’hommes masqués, recouverts d’une tête d’animal, se voient même depuis la préhistoire ( le Sorcier de la grotte des Trois Frères en Ariège, en est un exemple parmi bien d’autres).
- L’opinion d’un sculpteur.
P.Olaizola a eu l’excellente idée d’inviter sur le site un sculpteur sur pierre, Régis Pochelu, d’Hasparren. Les lignes qui suivent sont le reflet des commentaires de ce dernier.
Ses constatations techniques.
Le relief général du rocher a en effet été apprécié, puis exploité et légèrement modifié. La pierre a été régularisée au niveau de l’avant ; le côté gauche ( lèvre inférieure, joue ), a également été refait. Le côté droit, correspondant au départ naturel d’un éclat (gel ?) a lui aussi été régularisé pour donner une notion de symétrie.
Il s’agit indéniablement de l’œuvre d’un homme expérimenté. Ce n’est pas le premier venu qui peut ainsi apprécier le relief d’une roche et l’exploiter d’un trait aussi assuré, reflet d’une pratique certaine. Le fait d’exploiter ainsi le relief naturel de la roche ne permet cependant pas de préciser l’époque : on connaît cette technique depuis le paléolithique supérieur…
Certes, le relief naturel de la roche, en particulier vu d’en bas et à droite, pouvait évoquer un profil d’ovi-caprin, avec front et museau busqués et, lors de son travail, le sculpteur a bien marqué les éléments caractéristiques de l’anatomie de l’animal : les deux lèvres avec gueule ouverte, les trous des narines, les yeux, et les « cornes ». Ainsi, après s’être longuement attaché à régulariser l’avant de la tête - la gueule de l’animal lui a demandé du travail, non seulement pour la rendre symétrique, mais aussi pour réaliser la lèvre inférieure qui a nécessité un important ponçage – l’artiste a très probablement gravé les volutes latérales, puis la volute de l’œil gauche ; le trou central - concrétisant l’iris - ne venant qu’après la réalisation de celle-ci, étant donné la précision du centrage. L’œil entre les « cornes » a ensuite été gravé avant de passer à la région frontale : un éclat a en effet été enlevé entre lui et la bosse du museau, soulignant le relief de celui-ci qui va, de plus, être entouré d’un signe triangulaire, cordiforme, allongé.
Son point de vue sur l’œuvre.
Il est bien évident, pour R. Pochelu, que le sculpteur n’a pas voulu faire une œuvre uniquement représentative, naturaliste. Tout ce dessin lui paraît en effet hautement chargé de tracés symboliques : l’œil central, vertical, qui appelle d’emblée l’attention, l’utilisation des volutes encadrant ce dernier ( avec une volute plus profonde à gauche ) et une volute encore, au pourtour de l’œil gauche lui aussi bien marqué alors que l’œil droit, très peu indiqué, n’en possède pas. Si une certaine symétrie est cependant respectée, on notera que la volute de l’œil gauche va dans le même sens que la volute de la corne droite, et non de la gauche.
Pour R. Pochelu, il est évident que l’exécutant s’est « laissé emporter par sa sculpture » et que le graphisme a très vite évolué, ou même que le dessin s’est voulu symbolique dés le départ, désirant exprimer un ou plusieurs messages par de nombreux tracés dont la signification n’est plus toujours évidente actuellement.
Tout ceci pose donc la question de la personnalité de cet exécutant, de son imaginaire ; nous y reviendrons.
Le ou les outils utilisés.
Ce sculpteur au trait assuré et expérimenté semble avoir essentiellement utilisé un burin plat métallique, sans pouvoir préciser quel type de métal. Une « masselette » a pu être utilisée pour la percussion, encore que celle-ci puisse être facilement remplacée par un petit galet.
Cette simplicité de l’outillage correspond bien à l’idée d’un exécutant expérimenté, certes, mais n’emportant pas avec lui, en montagne, tout son outillage de sculpteur.
Le diagnostic de burin plat repose sur l’étude de la forme et de la profondeur du trait, en forme de V, où l’on note un premier passage qui enlève un pan, suivi d’un second de l’autre côté qui complète le trait. Toutefois, si le type de trait ainsi réalisé ne permet pas à R. Pochelu de pouvoir éliminer avec certitude l’utilisation d’un burin de pierre - faute d’expérience en la
matière - il est totalement exclu pour lui que ce travail ait pu être exécuté avec un clou ou la pointe d’un couteau.
La toponymie du site.
En Pays basque, la toponymie est un élément à ne jamais négliger, les noms des lieux pouvant, à priori, dater d’époques fort reculées et susceptibles, de ce fait, d’apporter des éclairages inattendus. Comme l’écrit le professeur J.B. Orpustan, que nous avons été amené à consulter de nombreuses fois et que nous tenons à remercier ici pour son amabilité :
« cette gravure animale sur rocher demande à être perçue dans son environnement lexical et toponymique, indépendamment de la datation qui sera faite de cet ouvrage de caractère incontestablement artistique ».
Les cartes IGN ou espagnoles, même celles du cadastre que nous avons été vérifier, étant tout à fait muettes, Jakes Casaubon a mené une enquête sur les lieux et dans les environs afin de savoir si un toponyme précis désignait ce site. Seul un vieux berger originaire d’Arizkun a pu lui répondre. Ce dernier a très distinctement épelé le toponyme du site : O K A Z T A R R O.
Voici le commentaire de J.B. Orpustan :
« Lexicalement, le nom OR KAZTARRO est un composé où se lisent les mots ORKATZ « chevreuil » et ARRO forme dérivée de AR « mâle », qui se trouve dans le commun MARRO, « bélier » (…)
Le composé originel ORKATZ – ARRO a subi une légère modification phono-morphologique avec insertion d’un – t – comme dans les dérivés eux aussi médiévaux de LATS « cours d’eau » Lastun, Lastiri etc. Le mot ORKATZ lui-même, à peu prés sorti de l’usage au profit de BASAHUNTZ ( littéralement chèvre des bois) à laissé des traces dans la toponymie locale : Orkazlarre « lande du chevreuil » est le nom d’une maison d’Aïnhice-Mongelos citée en 1412 ( Orcazlarre ), ailleurs on a Orkazagirre, Orkazberro, etc.
J. Blot me fait observer cependant que les cornes du chevreuil sont « droites et verticales » alors que celles de la gravure forment des volutes spectaculaires comme « celles d’un bouc ou d’un bélier », et que les dictionnaires actuels donnent au mot ORKATZ d’autres sens : « bouc, chèvre sauvage ». Le lexique basque actuel des animaux sauvages et des végétaux est bien mélangé et même dégradé d’un lieu à l’autre, mais le sens premier ne fait aucun doute. (…) D’autre part, si c’était un bouc AKHER, le toponyme l’aurait dit comme dans tant de lieux basques cités depuis les premiers temps médiévaux, les « Aquerreta » partout présents en abondance, Akherbizkai , en Soule, Akersaltu en Navarre, sans oublier le fameux «Akhelarre » !
On peut alors penser :
-1) ou que le spectaculaire enroulement est un pur effet esthétique.
-2) ou que le nom de « bouc » a été évité pour motif de tabou??) (1)
-3) ou même que le toponyme est absolument distinct de la gravure, ce qui serait, tout compte fait, le plus étonnant ».
On pourrait ajouter une 4ème hypothèse : gravure et toponymie sont contemporains et ce depuis qu’ ORKATZ signifie « bouc, chèvre sauvage ». Toutefois, en ce cas, (J. Casaubon) on ne s’explique pas que ce sculpteur, maîtrisant parfaitement son art, n’ait pas représenté un bouc ou une chèvre en place d’un bélier.
A la remarque faite par J. Casaubon que le toponyme avait été épelé OKAZTARRO et non ORKAZTARRO, J. B Orpustan répond ceci :
« Si la (ou une ?) prononciation est « OKAZTARRO » , je n’y vois pas de raison suffisante pour modifier cette analyse, vu les nombreuses altérations (et réductions phonétiques : ici disparition du « r » par effet de dissimilation) que subissent la plupart de nos noms de lieux. ». Toujours sur ce thème, J. Casaubon aimerait ajouter ceci :
« Le professeur J.B. Orpustan souligne judicieusement qu’Orkatz, terme très ancien, a gardé son sens premier jusqu’à nos jours, et la pertinence des interprétations de cet éminent spécialiste en toponymie et domonymie est unanimement reconnue ; qu’il soit cependant permis à l’autodidacte que je suis, et avec toute la prudence qui s’impose, d’émettre les remarques suivantes :
1 – Parmi les nombreux toponymes et domonymes en ORKATZ, le lieu dit OKAZTARRO serait, à ma connaissance, l’unique ayant subi une « réduction phonétique par disparition du « r » par effet de dissimilation ».
2 - Bien que les toponymes en OKA (oca) n’aient pas la fréquence de ceux en ORKATZ,
on en compte néanmoins une douzaine définissant des sommets, sources ou rivières
( hydronymes), du Pays Basque aux monts de Léon-Gallice, via la Castille. Leur étymologie demeure mystérieuse car les hypothèses émises par certains linguistes sont peu convaincantes. Un travail de recherche mené sur le terrain conduirait peut-être à lever le voile sur la signification de ce toponyme ».
Analyse et interprétations possibles.
Analyse.
On se trouve devant l’œuvre d’ un exécutant expérimenté, pour qui le relief de la roche semble avoir été utilisé comme support d’un ou de messages de nature symbolique.
Dans ce contexte de création, non interprétable en terme d’historicité, il est donc bien vain de vouloir essayer de préciser « de quand » date cette œuvre. Par contre, il semble beaucoup plus intéressant de tenter l’approche de l’imaginaire que semble véhiculer cette représentation, grâce à l’analyse des divers éléments figurés. Mais ceci sans oublier qu’en symbolique, c’est plus la totalité que les parties qu’il faut considérer.
Pour essayer de progresser un peu, nous avons fait appel à diverses sources, dont un Dictionnaire des Symboles et la Mythologie basque. En effet mythes et symboles transcendent le temps et l’espace ; ils sont universels et de tous les temps ; beaucoup font partie des fondamentaux de l’Homme. Mais il ne faut pas pour autant négliger ni le dynamisme de l’inspiration personnelle du concepteur - qui n’est peut-être pas l’exécutant ( ?) - et qui semble particulièrement vigoureux, ni le fait que nous sommes dans le contexte de la montagne basque.
Parmi les éléments représentés, trois nous semblent plus particulièrement dignes d’intérêt.
1 - L’ŒIL CENTRAL.
Disposé verticalement et de façon particulièrement bien visible, il paraît même démesuré par rapport aux autres éléments figurés dont il en semble bien être le principal ; nous commencerons donc par lui.
Si l’on consulte le Dictionnaire des Symboles ( J. Chevalier et A.Gheerbrant, 1982.), on constate en tout premier lieu que cet organe de la perception visuelle est presque aussi universellement reconnu comme le symbole de la perception intellectuelle.
Le « troisième œil » frontal est pour beaucoup l’organe de la perception intérieure, de la sagesse, de la clairvoyance. Rappelons que l’œil unique est par ailleurs le symbole de l’Essence et de la Connaissance divine. Dans cette interprétation, l’œil est alors considéré comme la source de toute chose, et plus particulièrement de la pensée, du comportement, de l’accueil. Enfin, l’œil divin, qui voit tout, est figuré très souvent par le soleil, et inversement, l’œil est l’équivalent symbolique du soleil (2).
Notre première interprétation de cet œil en faisait une représentation symbolique du soleil, impression confortée par le fait qu’en certaines zones du Pays Basque, soleil se dit aussi « Œil de Dieu » ( Jainkoaren begia ). Sur ce point précis, voici d’ailleurs l’avis de J.B. Orpustan :
« Puisque vous citez l’appellation populaire et moderne du soleil « Jainkoaren begia », il y a beaucoup plus intéressant et antérieur à la notion de Dieu / Jainko : c’est que EGUZKI est un composé de EGU,forme antérieure pour « jour » - (d’où les mots comme EGUBAKOITZ > EBIAKOITZ « jour isolé » pour le « samedi » etc.) - et de EKHI, qui lui même est la base à peu prés certaine de BEGI « œil » ( les parties doubles du corps commencent par b- en basque : begi, beharri, beso, behatz, belhaun), et le soleil était sûrement, en basque ancien, « œil du jour », comme il l’est encore dans quelques langues.
Le caractère solaire du dessin gravé (travail artistique soigné) est absolument net, comme vous l’avez observé, avec même la correspondance précise « œil / soleil », et ce pourrait bien être un témoignage survivant du culte solaire, lieu même de sacrifices ? (…). Le bélier était-il comme le taureau, lié au mythe solaire, ou est-ce un autre animal de même aspect ?
Voilà de quoi nous plonger dans des abîmes de réflexion. (…) ».
Dans ce contexte d’essai d’interprétation de cette gravure rupestre basque, le recours à la mythologie basque s’impose à priori, en se référant aux immenses travaux de Barandiaran recueillis dans son Diccionario illustrado de mitologia vasca. (Barandiaran, J.M. de.1972) (3)
Nous avons aussi fait appel à l’ethnologue Thierry Truffaut, (Truffaut, Th. 2005), que nous remercions vivement pour l’étude qu’il a bien voulu consacrer à cette gravure sous l’angle de la mythologie basque et dont nous présenterons les principales réflexions au cours de ce travail.
Parmi les innombrables éléments recueillis par Barandiaran, nous en avons relevé quelques uns qui ont pu inspirer le concepteur de cette représentation.
Concernant l’œil, on note tout naturellement les relations avec le soleil. Au chapitre
EGUZKI. « soleil », « lumière solaire »,. Un très vaste développement est consacré aux diverses interprétations du mot Eguzki, en particulier au fait que le soleil est très fréquemment assimilé à un œil, et à son importance dans le monde conceptuel basque (4).
2 - LES VOLUTES OU SPIRALES
Elles sont au nombre de trois et ne sont pas aisées à interpréter. Plutôt que de les considérer comme de simples ornements, il semble préférable de s’orienter, là encore, vers la recherche de leur signification symbolique.
Comme pour l’œil, l’origine et les significations de la volute, ou de la spirale - qui font partie des archétypes universels - se perdent dans la nuit des temps.
Ainsi, toujours dans le « Dictionnaire des Symboles » on peut lire : « (…) La spirale, dont la formation naturelle est fréquente dans le règne végétal (vigne, volubilis) et animal, (escargot, coquillage), évoque l’évolution d’une force, d’un état. (…) Elle se rattache au symbolisme aquatique de la coquille, au symbolisme de la fertilité, de la féminité.( double volute, cornes etc.). Elle représente (…) la permanence de l’être sous la fugacité du mouvement. (…)La spirale est en fait un symbole cosmique. C’est un motif que l’on trouve souvent gravé sur les dolmens ou monuments mégalithiques ».
Une autre interprétation de la volute, réside dans son assimilation symbolique et schématique à une corne. De ce point de vue, les deux volutes qui encadrent l’œil central pourraient, en effet, être assimilées sans difficulté à des cornes. Avec le museau busqué déjà signalé, l’hypothèse d’une représentation d’ovin ( bélier, bouc) pourrait aussi être avancée. Mais ces « cornes » sont plus évoquées que réellement figurées ; ceci est d’autant plus étonnant que la qualité de l’œuvre nous laisse à penser que l’auteur aurait très bien su représenter de « vraies cornes » s’il l’avait désiré ; et que dire de la volute qui entoure l’œil gauche de l’animal, enroulée en sens inverse de la « corne » gauche ? simple élément décoratif ?
Si l’on admet l’assimilation des deux volutes latérales à des cornes, le Dictionnaire des Symboles nous indique que le symbolisme de ces dernières est celui de la puissance, comme d’une façon générale, celui des animaux qui les portent. Les guerriers de divers pays ont porté des casques à cornes…(5)
Parmi les animaux à cornes, le bélier, ce mâle instinctif et puissant, symbolise la force génésique qui assure la reconduction du cycle vital, les cornes de bélier étant, en outre, de caractère solaire (6). Th. Truffaut apporte encore d’importants éléments de réflexion avec les lignes suivantes : « Il existe aussi dans la mythologie basque, dans la grotte d’Okina en Alava et en Guipuzkoa dans celle d’Aketegi, à Zégama, la présence d’un mouton appelé Aari, qui appartient au monde de la déesse Mari ; il lui sert d’oreiller et ses cornes de dévidoir lorsqu’elle file. Il se pourrait que dans les Hautes Pyrénées, à Louden-Vielle, nous retrouvions une divinité similaire sous le nom de Arixo-déo, déjà cité par Sacaze dans les divinités de l’époque gallo-romaine ; Arinda la donnerait comme diminutif basque de Aari. ( Arinda, 1985) ».
Dans l’hypothèse où, notre représentation - l’animal est très stylisé –, serait un bouc, celui-ci symbolise aussi la puissance génésique, la force vitale, la libido, la fécondité. Mais, nous indique le Dictionnaire des Symboles, cette similitude devient parfois opposition : car, si le bélier est principalement diurne et solaire, le bouc est le plus souvent nocturne et lunaire. Animal impur, tout absorbé par son besoin de procréer, il n’est plus qu’un signe de malédiction qui prendra toute sa force au Moyen Age. Les échos que nous transmettent les récits de P. de Lancre sur les Sabbats en Pays Basque et les akhelarre, sont assez démonstratifs à ce sujet ; nous y reviendrons.
Il est aussi intéressant de noter ce qu’il en est dit dans la mythologie basque : « AKHERBELTZ « bouc noir » : génie représenté sous l’aspect d’un bouc noir, qui, dans certains cas, remplace MARI (…) Il a des facultés curatives et exerce une influence bénéfique sur les animaux que l’on place sous sa protection. C’est pourquoi, quand on désire que le troupeau ne soit pas victime d’une maladie, on élève dans l’étable un bouc qui doit être noir ». Il peut donc être une protection contre l’adur, le mauvais œil.
Avant d’en terminer avec la signification possible des volutes, rappelons qu’elles sont ici au nombre de trois. Sans nous étendre longuement sur ce fait, peut-être fortuit, disons tout de même que le chiffre Trois est universellement considéré comme fondamental, il exprime un ordre intellectuel et spirituel. Nous avions déjà signalé le triangle central, sur le « museau de l’animal, les 3 yeux, les 3 volutes…
3 - LA BOUCHE , LA GUEULE.
Largement incisée dans une roche soigneusement régularisée, cette bouche, cette gueule, grande ouverte, attire d’emblée l’attention.
Le Dictionnaire des symboles nous informe que la bouche, ouverture par où passent le souffle, la parole, et la nourriture, est le symbole de la puissance créatrice, et tout particulièrement de l’insufflation de l’âme ainsi que d’un degré élevé de conscience.
Contexte géographique et mythologie basque..
Nous rappellerons avoir déjà souligné la présence, ici, du gouffre et de l’abri sous roche. Quels peuvent-être les rapports avec la mythologie basque, et que nous dit J.M. de Barandiaran à ce sujet ?
LEIZE. « abîme », « caverne ». Les cavernes et les abîmes du pays sont présents dans de nombreux mythes (…) généralement comme demeures de génies. (…) Nombreux sont ces êtres surnaturels qui apparaissent sous forme de taureaux, de chevaux, de chèvres, de moutons et autres animaux.
MARI. C’est une divinité féminine, elle a fini par occuper plusieurs fonctions qui étaient celles de divers génies de Vasconie et d’ailleurs. Elle est considérée comme le chef des génies (…).
Les aspects de Mari sont multiples, humaines, animales, etc. « (…) Les figures animales, comme celles du taureau, du mouton, du bouc, du cheval, du serpent, du vautour, etc. auxquels font allusion les récits mythiques relatifs au monde souterrain, représentent donc Mari et ses subordonnés, c’est à dire les génies terrestres ou les forces telluriques auxquels le peuple attribue les phénomènes du monde (…).
Les demeures de Mari « (…): Le monde souterrain est le séjour habituel de Mari, et ces régions communiquent avec la surface de la terre grâce à divers conduits que sont les grottes et les gouffres.(…) Quant aux offrandes à Mari : (…) ce qu’on peut faire de mieux à coup sûr, c’est de se rendre à son antre pour lui offrir un mouton (…).
Interprétations proposées.
Compte tenu de la multiplicité des lectures qui semblent proposées sur cette représentation et du grand nombre de leurs significations, en terme de pensée mythique, il n’est pas possible d’en donner une interprétation unique et définitive. Lesquelles ont influencé l’auteur ? quelle est la part de sa propre imagination ? de sa propre fantaisie ?
Nous explorerons quelques pistes de réflexion, laissant au lecteur tout le loisir de parcourir les autres…
-a)- Dans le cadre du pastoralisme, M.Duvert, à qui nous avons montré des reproductions de la gravure, nous a fait part de ses nombreuses réflexions, ce dont nous le remercions ici vivement. Il conçoit, certes, l’hypothèse d’un simple « berger-poète », au dessin spontané, qui a pu exprimer dans cette représentation, ses rêves et ses croyances. La cascade, la vasque de rétention, la banquette naturelle offerte par le rocher sur la gauche du site, en font un lieu de réunion éminemment convivial, sans parler de la possibilité d’abreuver les troupeaux.
Par contre, il ne pense pas que ce « berger-poète » ait à voir avec un réalisateur de stèles discoïdales, car le dessin, assez « mou », échappe à toute normalisation, contrairement à l’œuvre d’un tailleur de stèle. Mais M. Duvert pose aussi la question de savoir si l’auteur de cette gravure l’a exécutée en suivant sa propre inspiration, ou s’il travaillait d’après un modèle déjà vu ailleurs. Peut-être s’agit-il aussi d’une œuvre commanditée par un ou des tiers, ayant envoyé un émissaire chargé de la réaliser ensuite en ces lieux si particuliers, ( et dans quel but ?). De toute façon, nous l’avons déjà souligné, le sculpteur qui a réalisé cette représentation n’est pas n’importe qui, il n’est pas venu là les mains vides ni en improvisation ; nous avons à faire à un « art savant », riche en symboles s’exprimant dans un contexte particulier. Cette représentation est là pour signifier quelque chose, elle donne à ce lieu une valeur toute particulière.
Le lieu de réalisation de cette gravure a son importance : en montagne, à moyenne altitude, et d’accès relativement aisé, mais hors des grandes voies de passage, et loin des lieux habités. Ce site est imprégné de pastoralisme, tant dans son contexte général que local.
Il ne faut cependant pas oublier qu’il y eut aussi, au cours des temps, toute une population de charbonniers, de mineurs, de carriers et de dissidents de toutes sortes.
Toujours dans le cadre du pastoralisme, il est difficile de ne pas faire allusion aux bergers de la protohistoire et à leurs croyances, déjà si élaborées, eux qui furent les premiers occupants des lieux et qui nous ont laissé tant de vestiges. Nos fouilles ont montré que toutes les étapes de l’édification d’un monument aussi « simple » qu’un baratz, (un cromlech) ne sont qu’une suite de gestes symboliques dont il serait fastidieux de rappeler ici le détail ; nous invitons le lecteur curieux à se reporter à la lecture de nos articles écrits sur ce thème ( Blot, J.1996 ; 2003 a ;. 2003 b). Pour notre part, nous ne voyons aucun inconvénient à émettre l’hypothèse que l’auteur de cette gravure ait pu avoir pour monument funéraire un des nombreux baratz du voisinage. Le talent de ce sculpteur a très bien pu le faire accéder à la catégorie des notables, (chaman par exemple), ayant droit à ces monuments réservés, d’après les résultats des fouilles, à un petit nombre d’individus, soigneusement sélectionnés.
On sait aussi que les anciens Basques, sous l’occupation romaine, et bien après encore, continuèrent d’ adorer des représentations d’animaux cornus (bovidés), à « symbole solaire » sur le front, ou entre les cornes ( Navarre, Haut Aragon) et des divinités locales (Aherbelste ou Herauscorrtsehe en sont deux exemples), ou même sources, fontaines etc. Cette gravure d’un possible bouc ou d’un bélier, en bordure d’une vasque, sacraliserait-elle ce lieu ?
- b) - Il ne faut cependant pas oublier qu’il y eut aussi, au cours des temps, toute une population de charbonniers, de mineurs, de carriers et de dissidents de toutes sortes :
une certaine partie de la population des montagnes a longtemps été fluide, dangereuse, contestataire, échappant à toutes normes ; ce non conformisme les opposant aux habitants policés de la plaine, à la société à laquelle ils ne s’étaient jamais intégrés. Réfugiés en montagne, certains devaient même mener plus ou moins la vie sylvestre du « Basajaun » de la mythologie basque.
Dans ce contexte, on ne peut manquer de penser à ce qu’écrit J.M.de Barandiaran, au chapitre AKHERBELTZ de son Dictionnaire Mythologique : « (…) La sorcellerie, qui eut tant d’écho en Vasconie au XVI et XVIIèmes siècles, donna une particulière notoriété à cette vieille représentation du génie Akerbeltz. Il était adoré, (tout du moins on le suppose) dans l’Akelarre, ou lande du bouc, par les sorciers et sorcières, de nuit, les lundi, mercredi et vendredi. Ceux qui s’assemblaient dansaient et offraient à leur dieu des pains, des œufs et de l’argent. A en juger par la description de ces réunions, elles devaient être l’expression d’un mouvement clandestin, enraciné dans de vieilles croyances. Ce mouvement finit par cristalliser l’opposition contre la religion chrétienne et, peut-être, de façon plus sournoise, contre l’organisation sociale en vigueur, ou officiellement reconnue dans le pays. Dans le territoire vascon, on signale plus de quinze lieux de culte de ce type : on les désigne souvent sous le nom d’Akelarre ( lande ou pré du bouc). (…)
Le lieu de cette représentation, éloigné des habitations, à proximité d’un abîme, avec abri sous roche et vasque d’eau, se prêterait volontiers à des manifestations hétérodoxes, qualifiées de « Sabbat de sorcières », le site devenant alors un AKHELARRE. Les participants, contestataires de l’ordre établi, de la religion imposée, « sorciers » et « sorcières », échappés des procès en sorcellerie, pouvaient en effet aisément se grouper et donner libre cours à leurs fantasmes sur le terrain gazonné s’étendant devant la vasque. Les descriptions que nous avons par P. de Lancre ( Lancre, P. de,1982), des Sabbats des XVI et XVIIe siècles sont assez évocatrices. On y voyait, dit-on, « Satan » présidant à la réunion et apparaissant sous la forme d’un bouc…La gravure, qui a été faite ici - signifiante pour des initiés - est-elle précisément une évocation de ces rites, l’œil entre les cornes pouvant être un émetteur d’ « adur » (ou mauvais sort) envers ceux, par exemple, qui se seraient opposés aux sorciers ?
Dans le cadre de cette réflexion, Th. Truffaut nous propose aussi l’interprétation suivante :
« Cet œil frontal pourrait aussi renvoyer à l’idée de « mauvais œil » appelé BEGIZKO en basque. Il s’agit plus d’une faculté de faire du mal, une énergie mystérieuse pouvant causer préjudice à autrui, que d’un génie propre. Mais, malgré cela, je me demande si les anciens n’en n’avaient pas une représentation sous la forme d’un génie ?
J’ai été étonné de découvrir récemment, sur internet, une photographie d’un géant créé pour le carnaval de Tardets, cyclope et cornu comme un bélier …appelé BEGUIZKO. En fait ce personnage évoque aussi beaucoup le cyclope TARTARO de la mythologie basque.
Un très volumineux ouvrage vient compléter notre étude : « Le langage de la déesse », du à une archéologue ethnologue, Marija Gimbutas (+ 1994), et rédigé dans le droit fil de la pensée de J.M. de Barandiaran. Comme ce dernier, elle pense que : « l’essentiel du contenu de cette religion préhistorique ( qu’elle expose) a été conservé. », car ses concepts transcendent le temps et l’espace. Pour elle, les diverses divinités identifiées dés le paléolithique supérieur, se sont fondues en une entité unique, la Grande Déesse, symbole de l’unité de la nature, du perpétuel renouveau. « Cette déesse n’a rien à voir avec le panthéon des dieux indo-européens. Elle a du survivre au processus d’indo-européanisation, et elle s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui, de génération en génération (…) ».Parmi les nombreuses survivances de cette déesse, l’auteur cite le célèbre mythe montagnard basque de MARI.
De toute la symbolique étudiée dans cet ouvrage, nous ne citerons que quelques extraits concernant les seuls signes visible sur cette sculpture. Le chapitre traitant de la signification de l’œil – et des symboles qui lui sont associés, apporte de nombreuses preuves archéologiques et linguistiques du caractère interchangeable de l’œil, du soleil et de la divinité. Plus loin, à propos du serpent, l’auteur précise que : « l’association picturale des yeux et des serpents, ainsi que la représentation des yeux par des enroulements de serpents, était fréquente en Europe de l’ouest et du sud-est. (…). Et, plus loin : « Le dynamisme attribué au serpent est une obsession humaine très ancienne et récurrente : on pensait que son énergie émanait de l’eau et du soleil ». Le serpent, ou la spirale qui lui est assimilé, est symbole de vie, d’eau, de féminité, de régénération créatrice. Traitant du bélier, M. Gimbutas écrit : « (…) Le bélier continue à être identifié comme un animal consacré à la Déesse-Serpent tout au long de l’âge du Cuivre et de l’âge Bronze. ». Elle ajoute plus loin : « La signification du bélier de la vieille Europe a survécu jusqu’aux temps modernes, On peut encore voir le déesse basque (Mari), avec un bélier pour monture ; parfois elle file des écheveaux de fil d’or et se sert des cornes de son bélier comme bobine. ». Le bélier est lui aussi intimement lié au serpent ( comme l’œil ), : « parce que les cornes du bélier sont enroulées comme un serpent, il a plus de puissance puisqu’il est investi de l’énergie vitale du serpent. ».Enfin l’auteur souligne avec insistance l’association du bélier et du chiffre 3, remarquable par sa fréquence : le bélier peut arborer 3 cornes, les figurines peuvent être marquées du motif des 3 lignes etc. Déjà, au paléolithique supérieur on note des motifs gravés, 3 fois répétés sur des plaquettes d’os : lignes droites, serpents, spirales etc. Or il est remarquable que notre sculpture offre 3 spirales ( les deux « cornes » et celle de l’œil gauche), 3 yeux et même, en son centre, un évident triangle.
Pour en terminer avec les essais d’interprétation, nous pensons d’un grand intérêt de présenter ici quelques extraits d’une communication personnelle de Mme Isaure Gratacos archéologue, anthropologue et ethnologue bien connue, spécialiste de la culture pyrénéenne. Elle a bien voulu nous faire part de son opinion – en insistant bien sur ce terme - à propos de cette sculpture, dont nous lui avions transmis photos, dessins et description. Cette communication nous est parvenue après la rédaction de cet article, mais nous paraît parfaitement le compléter, et le conclure ( c’est nous qui avons utilisé les caractères gras) :
« Lorsque j’ai vu la gravure(…), c’est Akherbeltz qui m’a sauté aux yeux. Puis une seconde « lecture »m’a fait plutôt pencher pour marro, le bélier. Car, si l’on s’en tient à la seule apparence, il est un fait que la gravure évoque plutôt un bélier qu’un bouc, par le bel enroulement spiralé des cornes et par le profil. Mais la distinction entre les deux est-elle importante ? Dans les diverses variantes du récit mythologique qui les mettent en scène, on passe du bélier que monte Mari à l’entrée de la caverne d’Aketegi et de celui qui lui sert d’oreiller dans un gouffre d’Anboto, à Akherbeltz, le bouc noir, qui est Mari elle même. En fait, la symbolique qui les accompagne est la même, qu’il s’agisse de l’ovin ou du caprin.
On court le danger de s’engager, avec le commentaire de cette symbolique, sur les sentiers périlleux de l’interprétation : notre vielle culture pyrénéenne est celle de la parole, et, en l’absence de document écrit, nous manquons des clés sémantiques qui nous permettraient d’accéder aux codes symboliques qui furent ceux de la culture paléo-vasconne. (…) Pourtant, ici, je me risque à l’hypothèse, tant cette gravure me paraît d’une évidence prototypique. Si l’on en croit les interprétations de l’art graphique néo et proto chez les divers auteurs contemporains, les éléments constitutifs de cette tête animale présentent, en effet, une apparente unité symbolique : toutes ses composantes – enroulement spiralé des cornes, enroulement spiralé autour de l’œil, l’œil lui même – sont associées au soleil ou sont symboles solaires, et ramènent donc à la divinité féminine partout présente en Vasconia, puisqu’elle est la Nature dans tous ses aspects. Dans la mythologie, Akherbeltz lui-même est fréquemment associé à Mari. (…).La présence de la gravure prés de l’eau, en une position intentionnelle, puisqu’il ne s’agit pas d’un bloc « in situ », est fort intéressante, et va dans le sens d’une attribution à Akherbeltz-Marro-Mari : l’eau est associée à la féminité dans toutes les cultures du monde. (…) Il est vrai que, sur ce bélier, cet œil au singulier, peut faire penser à Tartaro et autre Basa Jaun. Et il est vrai que les contaminations thématiques, ça existe. Mais il est tout aussi vrai que le mélange du bélier bénéfique avec les cyclopes Torto, Anxo ou Alabi, cyclopes qui sont le danger et la cruauté, paraît très peu probable.
Donc, le bélier protecteur, bénéfique, solaire, symbole de vie et du féminin ? …
Ou le bouc protecteur, bénéfique, solaire, symbole de vie et associé au féminin ?… ».
Conclusion.
L’étude de cette sculpture rupestre s’est révélée d’autant plus difficile qu’il s’agit, à notre connaissance d’une oeuvre unique, sans équivalents en Pays basque, dans l’état actuel de nos recherches et de nos connaissances. Cette unicité pose déjà, en elle-même un problème. Les gravures relevées par exemple de manière exhaustive sur les rochers en vallée d’Ossau, ne montrent rien de semblable (Dugène, J.P. 1994).
Cette sculpture - quelque soit son auteur - tant par ses qualités artistiques que par sa charge symbolique, nous ouvre un monde de réflexions et de questions pour lesquelles, hélas, seules des hypothèses peuvent être proposées.
Parce que nous avons à faire à une représentation non pas figurative mais uniquement constituée de symboles, nous partageons totalement l’opinion de M. Duvert, quand il dit : « C’est un masque, on entend la déesse ( Mari ?), qui rigole derrière ou qui parle, mais pour dire quoi ? ».
Dernière minute.
Lors de notre dernière visite sur le site, en fin 2008, nous avions constaté que des promeneurs avaient allumé un grand feu prés de la dalle de la sculpture dont la base avait ainsi été fissurée dans sa totalité. Nous avons alors décidé de faire effectuer en urgence un moulage de la sculpture avant que ne surviennent d’autres dégâts, moulage destiné à être exposé au Musée Basque. Grâce à l’accord de ce dernier, nous sommes revenus sur les lieux avec Francis Meyrat, en mai 2009, accompagnés de Bruno Hurault, céramiste à Saint –Pée – sur – Nivelle, qui a parfaitement exécuté ce moulage. Nous avons pu, hélas,* constater, lors de cette venue, qu’un foyer important avait à nouveau été allumé, mais cette fois à la base d’un volumineux bloc de grés situé à 0,40m au sud-est de la dalle de la sculpture. Ce bloc est posé sur le sol, et le feu l’a fait éclater en plusieurs fragments. Le fait n’aurait eu que des conséquences minimes, si F. Meyrat ne nous avait fait remarquer que la face supérieure de ce bloc de grés, plane, lisse et horizontale était porteuse de trois plages de polissage, orientées nord-sud. Ces trois plages évoquent le polissage d’outil en pierre (hache ?), plus qu’en métal ; nous n’avons pas noté de rainures d’affûtage ou de raffûtage.
Enfin, nous avons remarqué un très probable cromlech, qui nous avait échappé jusqu’alors, situé à moins de deux mètres au sud-est de la dalle de la sculpture. Il semble bien qu’il soit formé de deux cercles concentriques. Le cercle extérieur, de 2,70 m de diamètre, est délimité par une quinzaine de pierres, au ras du sol ; une partie du secteur Est a été recouvert par les colluvions issue de la colline contre laquelle il s’appuie. Le cercle intérieur, délimité par une douzaine de pierres, mesure 1,40m de diamètre ; le centre est lui aussi marqué par quelques petits blocs rocheux.
La présence toute proche de ce polissoir et de ce cromlech, ne rends que plus troublante l’hypothèse que cette sculpture soit contemporaine de ces éléments, sans pour autant ignorer qu’un argument de proximité n’est pas un élément de datation…
* C’est un souci de protection du site qui nous a incité à ne pas donner plus de précisions quant à la localisation de cette sculpture, celles-ci ayant été données aux autorités compétentes.
Remerciements.
Nous tenons ici à remercier encore très vivement pour leur aide et /ou leurs suggestions, messieurs: J. Altuna, M.Duvert, M. Etchehandy, I. Gratacos. B. Hurault, F. Meyrat, J.B.Orpustan, R. Pochelu, Th. Truffaut, C.Urrutibéhéty.
(1) - C’est précisément ce que suggère ici Th. Truffaut : « (…) il est toujours bon de rappeler qu’en mythologie le dieu ou le génie du lieu ne pouvant souvent pas être directement nommé par interdit culturel, c’est par d’autres rapprochements, artifices, ou jeux de mots que procédaient alors les populations ».
(2) - Cette conception mythique de l’œil fait partie des archétypes universels..
Une brève incursion dans le panthéon égyptien ( Guirand, F. 1935), nous montre que, dés le milieu du IVème millénaire, apparaissent les premières divinités, présentant, elles aussi une analogie, au moins formelle, avec les « religions » préhistoriques dont elles dérivent. On y retrouve en effet, comme en Europe, des constantes curieusement proches de tout ce que nous ont enseigné les études de préhistoire générale. Phénomène de convergence ou inertie de l’Histoire, ces pratiques condensent une longue évolution intellectuelle vécue au fil des milliers de générations antérieures dont elles restituent l’aboutissement. ( Otte, M. p112). Le soleil a de très nombreux noms et donne lieu à des interprétations extrêmement diverses ( Ré, Hathor, Horus, Thot, etc.).
En Europe, on retrouve cette équivalence œil-soleil sur certaines statuettes ou monnaies de l’âge du Fer ( monnaie gauloise trouvée à Rouen) ou même une transformation probable de l’œil en symbole solaire ( monnaie de Jersey).
La désignation basque du soleil sous le terme d’EGUZKI, comme le rappelait si justement J.B. Orpustan, pourrait bien dater de ces époques. Notons encore (Furon, R.1966), que c’est aussi au Chalcolithique que se répandent dans toute l’Eurasie les autres signes solaires, symboliques, dont un des plus connu reste la svastika ou lauburu.
(3) Dans la mythologie basque, Barandiaran avait été frappé par l’observation suivante : il n’y a pratiquement pas une ouverture de la terre ( gouffre, grotte) qui ne soit le siège d’une manifestation le plus souvent zoomorphe ; tout se passe comme si les mythes basques mettaient en scène et animaient le bestiaire des grottes habitées par l’homme préhistorique. Sans entrer dans le détail, disons simplement que, pour Barandiaran, cette coïncidence troublante entre mythes et sites pourrait relever d’un phénomène d’ « imprégnation » ; mais une certaine « permanence » paraît aussi compléter « l’imprégnation », dans la mesure où il semble exister un certain parallèle entre les phases culturelles révélées par l’archéologie et certains types de mythes.
« La mythologie basque mobilise et met en scène les mêmes représentations artistiques-religieuses du peuple aquitano-cantabrique du paléolithique (…) Les mythes solaires, lunaires et telluriques, de même que les croyances relatives au ciel bleu, aux nuages, aux sources et aux rivières, semblent incorporés à la mythologie basque depuis le néolithique, sous l’influence de la culture indo-européenne primitive ».(Barandiaran, J.M de 1972.).
(4) - L’orientation vers l’Est des dolmens, c’est-à-dire vers le soleil levant, nous rappelle l’importance de ce dernier dans les croyances de l’époque, concernant en particulier le renouveau de la vie après la mort
(5) - La charge symbolique de ces attributs remonte à fort loin : en effet, avant même les premières représentations du Paléolithique supérieur, on trouve déjà, au paléolithique moyen ( 100.000 à 40.000 ans avant J.C.) des dépôts de vestiges animaux, encornures, ramures, sur les premières sépultures de l’humanité en particulier, et comme le souligne M. Otte: « (…) les bovinés et cervidés sont les plus nombreux, soit deux des espèces qui connaîtront la plus fastueuse prospérité dans l’histoire des symboles religieux ou des attributs mythiques ».( Otte, M.1993.p.54)
(6) - Le bélier a même été divinisé dans l’Antiquité comme nous le rappelle Th. Truffaut :
« Les cornes représentées ( ici) sont des cornes formant une spirale et non pas des cornes droites ou des ramures de cervidés (…). La seule représentation connue d’un dieu bélier est le dieu Amon en Egypte. Il est en outre plusieurs fois représenté dans la célèbre allée d’entrée du temple de Karnak. Dans l’antiquité, son culte s’est développé en Grèce sous le nom de Zeus-Amon puis dans l’Empire romain sous le nom de Jupiter-Amon. Il s’agit d’un homme avec des cornes de bélier bien rondes et enroulées ».
Arinda, A. A. ( 1985). Magia y religion primitiva de los Bascos. Ed. AAA Bilbao.
Barandiaran, J.M de. (1972.)- Diccionario ilustrado de mitologia vasca. La Gran Enciclopedia Vasca – Bilbao.
Blot, J. (1982 ) - Des rites funéraires protohistoriques ont-ils persisté en Pays Basque jusqu’ au Moyen Age ? Kobie n° 12.
Blot ,J. (1983) – Les monolithes en Pays Basque de France. Bulletin du Musée Basque n° 99.
Blot, J. (1995) - Contribution à l’étude des cercles de pierres en Pays Basque de France. Bulletin de la Société Préhistorique Française, Tome 92 CRSM n° 4.
Blot, J. (1996) – Le cromlech Meatse 12. Compte rendu de fouilles 1994. Bulletin du Musée Basque n°146.
Blot, J. (2003 a) - Le cercle de pierres ou baratz, Meatse 11. Compte rendu de fouilles 1996. Bulletin du Musée Basque n°160.
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Chevalier, J. et Gheerbrant, A. (1982) – Dictionnaire des Symboles. Ed Robert Laffont/ Jupiter.
Dugène, J.P. ( 1994) - Mémoires de pierres. Les roches gravées par les bergers de la Vallée d’Ossau. Musée Pyrénéen. Ville de Lourdes
Duvert, Michel. (1993) - Dictionnaire illustré de mythologie basque. De José Miguel de Barandiaran, traduit et annoté par Michel Duvert. Elkar (Donostia, Baïona).
Furon, R